Noël approche, et comme chaque année nous préparons avec plus ou moins d’enthousiasme cette fête familiale pendant laquelle des cadeaux par milliers seront échangés. Plaisir d’offrir pour les uns, obligation à laquelle il faut malheureusement se soumettre pour les autres, Noël ritualise la pratique du don, véritable révélateur de lien social et d’émotions depuis longtemps étudiée par les ethnologues et les psychologues.

Offrir un cadeau n’est pas un acte aussi anodin qu’on peut le penser. Il s’inscrit dans un processus social complexe destiné à exprimer et à renouveler les liens, en particulier familiaux et amicaux. Que l’on baigne avec bonheur dans la magie de Noël ou que l’on peste contre le consumérisme obligatoire, que l’on en profite pour libérer sans complexe son besoin compulsif d’achat ou que l’on peine à dépenser dans le seul objectif d’être en « conformité sociale », offrir ou recevoir un cadeau nous engage socialement et psychologiquement. Dois-je dépenser une somme importante pour prouver la force de mon sentiment ? Pourquoi m’offre-t-il une boite de chocolats industriels alors qu’il connaît mon goût pour le chocolat, le vrai ? Mon cadeau doit-il être utile ? Un aspirateur ? Idéalement source de bonheur pour celui qui l’offre comme pour celui qui le reçoit, les cadeaux révèlent des enjeux pour le donneur, et ont des effets sur le destinataire, parfois un peu plus compliqués.

Du lien social au sentiment de bonheur

Claude Lévi-Strauss conseillait, dans un article sur l’histoire des étrennes paru dans le Courrier de l’Unesco en 1955, de ne pas ironiser « sur cette grande foire annuelle où les fleurs, les bonbons, les cravates et les cartons illustrés ne font guère que changer de main ». Car en recevant des biens d’autrui, écrivait-t-il, « les membres du groupe social rendent manifeste à leurs yeux l’essence-même de la vie collective qui consiste, comme l’échange des cadeaux, dans une interdépendance librement consentie ».

Dans les années 20, l’anthropologue Marcel Mauss, un des fondateurs de l’anthropologie moderne, publia un ouvrage où il soutenait la thèse selon laquelle les dons et les cadeaux seraient la forme la plus ancienne de l’économie, première forme d’alliance, de solidarité et de pacification sociales, et seul antidote à l’isolement d’une part, à la guerre d’autre part (François Athané, 2009). Selon les conceptions de l’époque, cette forme d’échange précédant le troc et le marché, encore vivante dans les sociétés qualifiées d’ « archaïques », aurait disparu dans les civilisations occidentales, chez lesquelles on ne pouvait en trouver que des traces, des survivances, dans des contextes sociaux comme la naissance ou le mariage.

Un point du vue nuancé et discuté par la suite. Selon certains ethnologues, cette forme d’échange, qui obéit à la triple obligation de donner, recevoir et rendre, permet d’établir et de maintenir des relations sociales, et ceci dans toutes les sociétés. Le don concerne la totalité de l’existence sociale, estime le sociologue et critique de l’économie contemporaine Alain Caillé. Il est un opérateur politique (il permet l’alliance, le passage de la guerre à la paix, la transformation des ennemis en amis), et il « continue à structurer la sphère des relations interpersonnelles, familiales, amicales ou de voisinage ». Le don est un « opérateur de socialité » par excellence.

Les études montrent que les êtres humains se sentent généralement heureux quand ils entretiennent des relations sociales de qualité tout au long de leur vie. Donner, en renforçant et en maintenant le lien social, contribuerait donc au sentiment de bonheur, comme l’explique Mickaël Mangot, enseignant à l’ESSEC et spécialiste en « économie du bonheur », cette discipline qui analyse les déterminants économiques du bien-être subjectif des individus : « faire un cadeau à quelqu’un, c’est entretenir, voire renforcer, le lien social qui vous unit à cette personne. Or, une des composantes du bien-être psychologique est le sentiment de connexion aux autres. L’effet est encore plus prononcé quand on offre un cadeau en mains propres et que l’on constate la joie et la reconnaissance sur le visage du receveur ».

Cette vision positive du don ne doit cependant pas masquer l’autre face de l’échange, qui nous enferme dans un cycle, selon les ethnologues Sophie Chevalier et Anne Monjaret, « dont il est bien difficile de sortir sans dommage social. Ainsi renoncer à la réciprocité peut contribuer à la rupture du lien. Bien sûr, le don est aussi un instrument de pouvoir : il peut être impossible de rendre ce que nous avons reçu. Nous sommes alors éternellement débiteurs, à moins de refuser de recevoir ». La générosité peut aussi être une forme de manipulation, ou instaurer des relations sociales basées sur une « guerre des dons« , un peu comme chez les amérindiens Kwakiult, où l’on mettait l’autre au défi d’être aussi généreux que soi-même. Offrir n’est alors plus une source de bien-être mais de stress.

Est-ce l’intention qui compte ?

Les uns s’y prennent longtemps à l’avance pour choisir LE cadeau qui fera le bonheur de son destinataire, quand les autres s’affolent au dernier moment et finissent pas dégotter… une énième écharpe, qui n’est malheureusement plus disponible en bleu, mais après-tout, le jaune est tendance ! Au moment de donner le paquet, on sera plus ou moins à l’aise face à l’expression de celui qui le défait…

On a tous en tête les cadeaux empoisonnés, ratés ou simplement indélicats, aux effets psychologiques divers selon l’humeur du moment ou la relation qu’on entretient avec le donneur. Des beaux-parents qui offrent un aspirateur à leur belle-fille ? Aïe, souhaitons qu’elle ait de l’humour et qu’elle les adorent ! Le tonton qui distribue de coûteux présents pour se faire pardonner sa longue absence… Le grand seigneur ne veut-il pas faire de sa générosité une arme de persuasion ? Ou peut-être est-ce une demande d’amour ? Mon frère m’a encore offert une BD de science-fiction, je lui ai fait comprendre mille fois que je n’aimais pas la science-fiction, il ferait mieux de m’offrir un bon d’achat pour que je choisisse moi-même ! Ma sœur a glissé un billet dans une enveloppe, elle pourrait faire un effort ! L’emballage était beau, mais le cadeau, vraiment bof-bof… Un cadeau raté peut blesser quand il est interprété comme de l’indifférence, ou comme la preuve que le donateur nous connaît finalement bien mal.

Côté donneur, les dernières études semble montrer qu’il n’est pas utile de chercher un effet « wow » chez le destinataire. « Ne visez pas la « grande révélation » » écrit John Tierney dans le New-York Times : « Vous n’êtes pas obligé de passer des heures à trouver le cadeau idéal pour chaque personne de votre liste. La plupart serait tout aussi heureux avec quelque chose de rapide et facile » !

Ainsi, alors que les donneurs optent souvent pour des cadeaux matériels (par exemples un iPad ou un pull), une étude a montré que les destinataires tirent souvent plus de bonheur des cadeaux expérienciels, comme des billets pour un match de basket ou un bon dîner au restaurant. Mais ce type de cadeaux serait évité par les donneurs car il ne susciterait pas suffisamment la forte réponse positive attendue, l’effet « wow ».
Or, quand on échange des cadeaux pour renforcer les relations et se faire plaisir, continuent les auteurs de cette étude, il est important que les donneurs choisissent « les cadeaux en fonction de la valeur qu’ils auront pour le destinataire au fil du temps », plutôt que de l’impression immédiate qu’ils feront à l’ouverture du paquet. Les receveurs se demandent, en effet, avant tout s’ils pourront tirer une utilité à long terme du cadeau. Les chercheurs conseillent donc d’être empathique avec les destinataires en pensant à des cadeaux qui seraient à la fois appréciés et utiles. Le journaliste du New-York Times préfère, quant à lui, ne retenir de cette étude qu’une règle simple : « le meilleur cadeau, c’est celui qu’on a demandé ».

Pour améliorer nos relations sociales (amicale, amoureuse, familiale), suffirait-il donc de satisfaire le destinataire d’un cadeau en lui offrant quelque chose qui lui plaît ? C’est à priori logique, mais ce n’est pas si simple. Des études suggèrent, en effet, que le destinataire serait plus sensible à l’ « effort » fait par le donneur pour choisir un cadeau, qu’au cadeau lui-même, et qu’il apprécierait d’avantage un cadeau qui dit quelque chose sur le donneur. Partager ses goûts, ses aspirations, mettre symboliquement un peu de soi dans un cadeau, peut aussi être une manière de s’ouvrir à l’autre, de lui affirmer ou de lui renouveler son amitié, voire de se sentir symboliquement à ses côtés grâce à l’objet offert. Pour les Maori de Nouvelle-Zélande, une forme magique s’introduisait dans le cadeau et liait à jamais le donneur et le destinataire…

Petite digression pour les amoureux du paquet de compétition. Sachez que des scientifiques se sont penchés sur l’épineuse question de savoir si un cadeau est plus ou moins apprécié selon la qualité de son emballage. Et bien il semblerait qu’il plaise davantage quand l’emballage est négligé : « si tout est bien emballé, nous fixons des attentes élevées et il est difficile pour le cadeau d’être à la hauteur de ces attentes », selon des chercheurs de l’Université du Nevada. Des résultats qui ne sont valables que pour des cadeaux offerts à des proches, car une vague connaissance préfèrera un présent joliment emballé !

Don et bien-être

Une étude suisse de 2017 publiée dans la revue Nature « apporte des preuves comportementales et neurologiques en faveur d’un lien entre générosité et bonheur », affirment les chercheurs. Le dispositif consistait à donner 50 francs suisses (environ 23 euros) par semaine et pendant quatre semaines à 50 personnes, la moitié d’entre elles étant invitées à dépenser cet argent pour elles-mêmes, l’autre moitié à le dépenser au profit d’autres personnes. Résultat : les personnes du second groupe ont déclaré un niveau de bonheur supérieur à celui du premier, et les chercheurs ont pu observer une activité cérébrale plus intense dans les zones de leur cerveau liées à la sensation de bien-être.

Alors qu’on se demandait si le don était motivé par la mise en valeur du donateur au sein du groupe (augmentation du prestige), par un fort esprit de groupe (sentiment d’être un acteur de la cohésion sociale), ou par l’espoir d’un don en retour, ces nouvelles observations montrent un effet biologique de ce comportement : l’activité de la jonction temporo-pariétale du cerveau, liée à la générosité, augmente en même temps que celle du striatum ventral, une zone du cerveau liée au bien-être et au plaisir.

Dis-moi ce que tu offres, et je te dirais qui tu es ? Pas si simple, on l’a vu. Le don est hautement social et permet de renouveler les aptitudes de chacun à maintenir le lien et les bonnes conduites sociales. La preuve, même si le cadeau ne plaît pas, le rituel exige que l’on dise merci, rappelant au passage une nécessaire hypocrisie, sans laquelle la vie en société serait compliquée, voire impossible. Mais c’est un autre sujet.

Pour l’heure, mettez en application les conseils des scientifiques : offrez avec empathie, souvenez-vous que la valeur de l’objet n’a guère d’importance, ne cherchez pas à tout prix l’effet « wow », expliquez votre choix. « Il faut savoir donner. C’est le secret du bonheur, et peu le savent » écrivait Anatole France dans Le livre de mon ami. Et bien donner, cela s’apprend.

Et cette année, si Tata Gaga a encore oublié votre couleur préférée, ou vous offre une énième figurine en porcelaine, et que cela vous met une fois de plus en rogne, demandez-vous pourquoi. La manière dont nous recevons les cadeaux est aussi révélatrice de la place que nous souhaitons occuper dans le groupe et des liens qui nous sont chers. Ils sont donc une bonne occasion de mieux nous connaître.

POUR ALLER PLUS LOIN

Du plaisir de faire des cadeaux à la perte de contrôle : les achats compulsifs

Le magazine ELLE, un des temples du consumérisme, s’interroge sur les dangers de la déferlante de prix réduits qui précède noël dans un article intitulé Impossible de résister au Black Friday et aux -50% ? Vous êtes peut-être une acheteuse compulsive. On s’étonne de la féminisation de cette addiction… même si l’on apprend que l’oniomanie (trouble lié à l’achat compulsif) est un peu plus fréquente chez des personnes plutôt jeunes et féminines, dans un article édité par le quotidien Le Temps : L’oniomanie, ou quand acheter devient une drogue.

Crédits

Texte : Jean-Christophe Moine – Ethnomedia
Photos : © Adobe Stock