Le sentiment négatif à l’égard des personnes « trop » grosses prend toutes les nuances de lantipathie, de la moquerie à la répulsion, en passant par le dégoût et lhumiliation. La stigmatisation du fait du poids concerne toute la société à des degrés divers, y compris parmi les professionnels de santé.

Le mot grossophobie, popularisé en France par Anne Zamberlan, auteure de Coup de gueule contre la grossophobie (1994),  a fait son entrée dans le dictionnaire en 2019. Le Robert la définit comme « une attitude de discrimination envers les personnes obèses ou en surpoids ». Fruit de représentations simplistes de l’obésité, la grossophobie suppose que cet état, aujourd’hui considéré comme une maladie chronique, serait uniquement la conséquence d’une alimentation abondante et inadaptée, d’un manque d’exercice, et pourrait donc être facilement résolu en mangeant moins et en se bougeant les fesses. Cette rhétorique, qui s’appuie sur une méconnaissance des facteurs multiples à l’origine de l’obésité, offre le mauvais rôle aux personnes obèses, stigmatisées et discriminées pour leur poids et leurs prétendues faiblesses.

Etre gros : double souffrance, double peine

Bien que les personnes obèses en « bonne santé » existent, elles sont malheureusement rares. La plupart doit vivre avec des maladies comme le diabète, les problèmes articulaires, les troubles respiratoires, sur lesquelles on fait le point dans un autre article. Quand elles n’en sont pas atteintes, elles vivent avec un risque majoré de développer, à terme, ces problèmes de santé. C’est leur première peine.

« Nous, les gens gros, on porte notre souffrance sur nous. Notre société a du mal avec cela ».

Daria Marx, co-fondatrices et co-autrice avec Eva Perez-Bello, respectivement du collectif Gras politique et du livre Gros n’est pas un gros mot : chroniques d’une discrimination ordinaire (2018).

La seconde dépend uniquement des autres, de leur regard, de leurs comportements, et des représentations esthétiques du corps idéal que notre société véhicule, notamment sur les réseaux sociaux, saturés d’une forme de tyrannie de la minceur et friands d’humour grossophobe. « Ne voir personne qui me ressemble, ou avec une vision aussi stéréotypée, c’est très compliqué », témoigne la journaliste Marie de Brauer (@mariedebr), auteure du documentaire La grosse vie de Marie.

La stigmatisation est un des facteurs aggravant de l’obésité et du mauvais état de santé des personnes en surpoids. Les micro-agressions quotidiennes, particulièrement à l’égard des femmes, plus touchées que les hommes par la grossophobie, dans la rue comme au travail, peuvent devenir émotionnellement insurmontables. Elles ont un impact sur la santé mentale et entraînent des sentiments anxieux et dépressifs. Se sentant exclues de la société, blessées dans leur estime d’elles-mêmes, les personnes obèses finissent parfois par se dévaloriser et se sentir comme un fardeau, dans un monde dédié aux minces. Prises dans un cercle vicieux qui perturbe leurs interactions sociales, très dépendantes des moments de convivialité et de partage autour d’une table, leurs troubles du comportement alimentaire peuvent alors s’aggraver, contribuant à la prise de poids.

Les études montrent que la stigmatisation liée au poids ne motive pas les gens à maigrir, mais qu’au contraire, elle a des effets néfastes et durables : « ils vont de la détresse émotionnelle – symptômes dépressifs, anxiété, faible estime de soi – aux troubles de l’alimentation, aux comportements alimentaires malsains, à la diminution de l’activité physique, à la prise de poids, à l’augmentation du stress physiologique et à l’évitement des soins de santé ». Ce dernier point est une réalité : l’évitement des rendez-vous médicaux – pour ne pas avoir à affronter, au mieux, l’inadaptation du mobilier et des dispositifs médicaux, au pire, l’accueil humiliant bourré de préjugés de certains médecins – finit par aggraver l’état de santé globale des personnes obèses.

Quont fait les gros pour mériter ça ?

« La société crée des obèses et ne les tolère pas ». Les mots sont attribués à Jean Trémolières, un des pères de la nutrition moderne en France. En 1977, le sociologue Claude Fisher, qui parlait de lipophobie (aversion pour la graisse), écrivait que « le petit gros du pensionnat est au centre du groupe, à la fois comme bouffon, mascotte, confident et souffre-douleur. Mais il ne pourra jamais vraiment en devenir un membre comme les autres : c’est le prix qu’il doit payer pour ne pas être totalement rejeté ». Pourquoi ? Parce qu’implicitement, un jugement moral est porté sur l’obèse, accusé d’une goinfrerie compulsive qui serait le signe d’un manque de volonté dévalorisant.

Dans un monde où la minceur est un graal lié à la bonne santé, au bien-être, au contrôle de soi, de ses pulsions et de ses appétits, le gros est la figure d’une « transgression » qui l’éloigne symboliquement des valeurs morales, et socialement du groupe.

Pourtant, de la volonté, il en faut chaque matin pour sortir de chez soi, pour affronter le monde extérieur, et particulièrement le monde du travail, nous explique Caroline Idoux dans une conférence TEDx : « Je ne vais pas vous dire qu’être hors norme c’est bien. Je ne vais pas vous dire que vivre dans ce corps-là c’est bien. En réalité je viens vous parler de nous, du rapport que les obèses entretiennent avec les minces, avec la société moderne. J’ai appartenu à cette société pendant 25 ans, et aujourd’hui j’habite dans une grosse dame ».

Lutter contre la grossophobie

« Je n’aime pas le terme « gros ». Je préfère dire « volumétrique » », expliquait l’artiste colombien Fernando Botero à un journaliste du Journal du dimanche qui lui demandait pourquoi il représentait des personnages obèses dans ses peintures et ses sculptures. Le volume, continuait-il, « est une exaltation de la vie, de la sensualité ». Bien que cette vision purement stylistique et artistique n’ait rien de militant pour Botero, donner à voir une expression de la beauté dans des formes aussi généreuses contredit avec élégance un diktat de la minceur souvent pesant.

Compte Instagram de la mannequin Gabrielle Mielle (@gabrielle.mielle), « Grosse et en Paix ».

C’est tout l’enjeu d’un « fat-activism » né aux Etats-Unis dans les années 60 (National Association to Advance Fat Acceptance, NAAFA) pour valoriser une démarche personnelle d’acceptation de soi, et lutter contre les diktats discriminants. En France, l’association Gras Politique, qui compte mener, depuis 2016, une « lutte radicale contre les oppressions grossophobes », n’hésite pas à publier la liste de professionnels de santé favorisant l’accès des soins sans grossophobie médicale, et celles de ceux qui ne seraient pas aussi respectueux de la différence. Ou encore de dénoncer avec force l’émission de M6 Opération renaissance dans laquelle on suit le parcours de personnes obèses devant se faire réduire l’estomac ! D’autres associations tentent aussi de faire bouger les lignes, sur un mode moins activiste mais tout aussi militant : le Groupe de Réflexion sur l’Obésité et le Surpoids (G.R.O.S), le Collectif National des Associations d’Obèses (CNAO), ou encore la Ligue contre l’obésité.

Si les versions les plus radicales de l’activisme anti-grossophobie refusent que l’obésité soit vue comme une pathologie et que les personnes obèses soient considérées comme des personnes malportantes ou malades – les artistes engagé.e.s jouant volontiers la provocation –, des chercheurs insistent quant à eux sur l’importance d’une approche nuancée ne sous-estimant ni les enjeux sociaux, ni les risques sanitaires. Pour eux, on ne peut nier que l’obésité soit une maladie chronique difficile à envisager de manière positive : « s’il est tentant de considérer l’obésité uniquement comme socialement construite, elle n’en représente pas moins une menace importante pour la santé ». Mais il est tout aussi certain qu’aucune stigmatisation du fait du poids n’est tolérable, et que nous avons tous un rôle à jouer dans la lutte contre une stigmatisation et une discrimination qui flirte souvent avec l’oppression.

POUR ALLER PLUS LOIN

Solenne Carof, Grossophobie, sociologie d’une discrimination invisible, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021.

Avec cet ouvrage, Solenne Carof, signe une des premières études sociologiques sur la grossophobie en France. Que vivent les personnes très corpulentes dans une société comme la nôtre ? Que révèle le stigmate de gros ou de grosse des normes qui pèsent différemment sur les hommes et sur les femmes ? Quelles conséquences cette stigmatisation a-t-elle sur les personnes concernées ? Au fil de son enquête, l’autrice dévoile les rapports de pouvoir qui se nichent dans la question du poids et structurent les hiérarchies propres à notre société.

Crédits

Texte : © J.-C. Moine / Ethnomedia

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