L’image d’une femme libre et moderne, un verre de vin à la main, a beau être séduisante et suggérer une forme d’émancipation bienvenue, il ne faut pas oublier que l’alcool est aussi néfaste pour elle que pour un congénère masculin. Voire davantage.

Selon les données récentes, un quart de la population française adulte dépasse les repères de consommation d’alcool préconisés, c’est-à-dire pas plus de 10 verres standard par semaine, pas plus de 2 verres standard par jour et des jours sans aucune consommation d’alcool dans la semaine. Globalement, deux tendances s’observent parmi les buveurs réguliers d’alcool : les personnes les plus âgées se font plaisir quotidiennement, les plus jeunes étant plutôt adeptes des bitures express (ou binge drinking), plus exceptionnelles, mais où l’objectif principal est d’être ivre-mort le plus rapidement possible.

Les repères

Un verre standard = un ballon de vin ou une coupe de champagne à 12° (10 cl) = un verre de pastis ou de whisky à 40/45° (2,5 cl) = un verre d’apéritif à 18° (7 cl) = un « demi » de bière à 5° (25 cl).

Les femmes sont plus modérées que les hommes. En 2017, seules 14,3 % d’entre elles dépassaient au moins l’un des trois repères, contre 33,4 % des hommes. Elles n’étaient que 5,1% à consommer de l’alcool quotidiennement, contre 15,2 % des hommes. Cependant, une étude portant sur l’analyse de données recueillies entre 1948 et 2014 montre que la différence entre les sexes s’estompe, notamment chez les jeunes. Alors que les hommes des générations nées entre 1891 et 1910 étaient 2 fois plus susceptibles de boire de l’alcool que les femmes, et 3 fois plus susceptibles d’en avoir une consommation problématique, l’écart s’est amenuisé au point qu’il n’y a, aujourd’hui, plus de différence significative entre les garçons et les filles nés entre 1991 et 2000.

De la honte à la (quasi) normalisation sociale

Souvenez-vous de la série Dallas. Alors que les personnages masculins ne pouvaient entamer une discussion sans un verre de whisky à la main, Sue Ellen Ewing, la mauvaise épouse, était obligée de se planquer pour boire. « Un homme qui boit, c’est un bon vivant. Une femme qui boit, c’est une dépravée. C’est une femme pas respectable et, surtout, c’est une mauvaise mère », déclare une des femmes qui témoigne dans le documentaire Alcool au féminin diffusé sur France 2 en 2021.

Si le constat est juste, il est à nuancer. Les femmes consomment aujourd’hui de l’alcool sans honte, utilisant le breuvage dans des contextes de socialisation, hors de la sphère privée, comme les hommes. Signe qu’un alignement des comportements des hommes et des femmes s’est opéré, comme l’ont constaté les sociologues il y a une vingtaine d’année, le cinéma et les séries contemporaines ont fait de l’alcool, et notamment du vin, un élément presqu’indispensable à la panoplie de la femme accomplie. Les campagnes publicitaires des alcooliers ciblent aujourd’hui plus fréquemment les femmes. C’est un peu moins net en France qu’aux Etats-Unis (source en anglais), en raison de l’encadrement de la publicité pour l’alcool par la loi Évin, mais le marketing des alcooliers est inventif, comme dans cette campagne de communication pour du champagne, mettant habilement en scène la parité chez les vignerons, ou cette campagne plus perverse pour de la bière, qui associe avec une immoralité assumée l’idée de décapsuler une canette de bière à celle de retirer son pantalon… On ne pouvait pas être plus clair sur l’association entre la consommation féminine d’alcool et l’idée de débauche sexuelle, qui illustre la persistance des stéréotypes de genre dans notre société, malgré l’évolution des comportements.

L’évolution des normes sociales ne dilue en effet pas totalement les différences de genre. Une femme qui boit reste vue comme plus disponible sexuellement, comme l’ont montré des chercheurs américains (source en anglais). Et le poids des modèles traditionnels persiste à se faire sentir pour les femmes, qui continuent à être jugées plus négativement quand elles abusent d’alcool.

Consommation excessive d’alcool : deux profils type

La série The Good Wife (2009-2016), trente ans après Dallas,  met en scène une femme active, libre, conquérante, qui, lorsqu’elle rentre chez elle après sa journée de travail, quitte ses escarpins et se sert un verre de vin… à l’image des femmes actives et diplômées, aux responsabilités managériales, qui présentent, à l’inverse des hommes, le plus de risques d’une consommation excessive d’alcool dans les pays occidentaux. Si boire est devenu un comportement social familier et « naturel » pour les femmes, comme dans les soirées entre amies des Desperate Housewives ou celles, encore plus décomplexées, des reines de Manhattan (Lipstick Jungle), la consommation excessive d’alcool reste, quant à elle, plutôt solitaire et cachée. Les femmes sous pression au travail, à la maison, dans leur féminité, sont souvent davantage les héritières de Sue Ellen que des figures glamours des séries modernes : elles boivent sous « charge mentale », pour décompresser, « souvent le soir, dans un contexte dépressif ou d’ennui. Avec une culpabilité du lendemain systématique », explique la psychiatre et addictologue Fatma Bouvet de la Maisonneuve.

Autre génération, autre profil : les jeunes femmes sont de plus en plus adeptes du binge drinking, ces alcoolisations extrêmes qui consistent à boire beaucoup d’alcool en peu de temps, pour atteindre l’ivresse, voire le coma éthylique. Ce moyen de partager les rituels de sociabilité des garçons, et d’obtenir leur attention, est d’autant plus difficile à prévenir que les jeunes ne sont pas dans un contexte d’addiction, mais d’un usage à risque conçu comme un « jeu ». Bien que l’excès puisse être lié à une souffrance psychologique (phobie sociale, mal-être profond…), il est valorisé et répond aussi à une motivation plus « positive », comme le goût pour la fête et la volonté d’appartenance au groupe, si recherchée des jeunes internes en médecine par exemple… Pour les jeunes femmes ivres, les dangers immédiats de ce type de « défonce » (accidents, violences physiques et morales, coma éthylique, traumatismes…) sont les mêmes que pour les garçons, avec une différence notable, c’est qu’elles sont bien plus vulnérables aux agressions sexuelles.

Les risques de l’alcoolisme au féminin vs alcoolisme masculin

A quantité égale ingérée, la concentration d’alcool dans le plasma des femmes est plus élevée, et sa métabolisation plus lente. Selon une étude faite sur des rongeurs (source en anglais), les œstrogènes (hormones féminines) pourraient amplifier le phénomène de récompense lors d’une consommation d’alcool. « Lorsque les femmes commencent à boire et à boire trop, elles ont indéniablement des ennuis de santé plus vite que les hommes », explique Jean-Bernard Daeppen, médecin du Centre hospitalier universitaire vaudois. En cas de consommation excessive, les dommages causés au foie des femmes, notamment, sont plus graves et apparaissent plus rapidement.

L’Institut National Du Cancer rappelle que, chaque année, environ 8 000 nouveaux cas de cancers du sein sont liés à l’alcool (sur les 58 000 nouveaux cancer du sein annuels). Les femmes ménopausées, en surpoids et ne pratiquant pas d’activité physique sont plus à risque (en anglais) de développer ce cancer favorisé dès la consommation de moins d’un verre par jour.

En 2017, une femme sur dix a déclaré avoir consommé de l’alcool occasionnellement pendant sa grossesse. Or, cet alcool passe rapidement dans le sang du fœtus et peut avoir des impacts plus ou moins importants sur son développement physique et cognitif. Une consommation exceptionnelle et modérée peut entraîner, chez les enfants en bas âge, des troubles des apprentissages, de l’adaptation et du comportement, appelés troubles causés par l’alcoolisation fœtale (TCAF). Quand elle est plus importante et/ou régulière, sans qu’on puisse vraiment donner de seuil, elle peut être à l’origine d’un syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF), caractérisé par des anomalies plus sévères comme des malformations physiques, un retard de croissance et des handicaps comportementaux et/ou cognitifs allant des troubles de l’attention jusqu’au retard mental. 3 207 nouveau-nés (soit une naissance par jour) auraient présenté au moins une conséquence liée à l’alcoolisation fœtale entre 2006 et 2013, 452 d’entre eux (soit une naissance par semaine) étant atteints d’un syndrome d’alcoolisation fœtale. La recommandation sensée de l’Assurance maladie est de boire « 0 alcool pendant la grossesse », mais beaucoup de femmes estiment encore qu’une consommation modérée est une conduite responsable (source en anglais).

Alcool Info Service dispose d’équipes spécialisées dans l’accueil des femmes enceintes en difficulté avec l’alcool.

Les femmes alcoolodépendantes souffriraient davantage que les hommes de comorbidités psychiatriques et utiliseraient l’alcool pour échapper à une détresse chronique, tenter de gérer une souffrance émotionnelle, des troubles anxieux, une dépression. Le lien avec un traumatisme passé, notamment des antécédents de maltraitance (PDF), serait plus avéré que chez les hommes, tout comme les cas d’abus sexuels, sources de complications futures quant à la consommation d’alcool des femmes. Difficile pour elles de rompre le silence et d’envisager une prise en charge. 

On a déjà évoqué les dangers immédiats d’une alcoolisation massive, notamment une vulnérabilité entraînant un risque non négligeable de rapports sexuels non protégés et non consentis. Mais les services médicaux font aussi état de données alarmantes sur l’admission de jeunes de 20-25 ans dans les services d’hépatologie, avec des pathologies hépatiques liées à des consommations massives d’alcool depuis le début de l’adolescence.

Problèmes d’attention, de traitement de l’information, de mémoire et de planification des tâches, les effets de l’alcool sur le cerveau des binge drinkers commencent à être bien connus. Il fonctionne moins efficacement et plus lentement, présentant des déficits comparables à ceux de personnes alcoolodépendantes. Conséquence ou aggravation de troubles psychologiques déjà présents, le binge drinking peut être lié à une mauvaise tolérance au stress, une dépression, et parfois des idées suicidaires. Les études soulignent une plus grande vulnérabilité du cerveau adolescent des filles. Il pourrait s’agir d’une question de maturité : le cerveau des filles aurait un à deux ans d’avance sur celui des garçons, ce qui lui confèrerait une plus grande susceptibilité aux effets toxiques de l’alcool. Par ailleurs, un quart des femmes de la première génération (née dans les années 1980) concernées par ces nouvelles pratiques d’alcoolisation, consomment de l’alcool pendant leur grossesse.

Les jeunes femmes sont les nouvelles cibles des alcooliers, avec des produits d’appel sucrés, colorés, pétillants censés agrémenter sans risque les soirées entre amis. Tant qu’on s’en tient aux recommandations et que l’on adopte une vie saine, en mangeant équilibré et en pratiquant une activité sportive, on peut espérer limiter les risques et ne pas trop impacter sa santé. Mais le danger est pourtant bien réel. La maladie alcoolique, explique Fatma Bouvet de la Maisonneuve, « est la rencontre entre un produit, un environnement et une personnalité ». Cocktails festifs et bons vins au service d’un « boire ensemble » innocent tendent à gommer les effets délétères de toute consommation d’alcool et, encore davantage, ses conséquences plus préoccupantes quand un contexte défavorable fera glisser certaines personnalités vers une alcoolisation excessive, individuelle, solitaire et chronique. Pour éviter ces dérives, des actions de prévention seront bien plus efficaces et acceptables qu’une stigmatisation sociale des femmes, que certains ont pu voir comme un avantage, celui de les protéger de l’alcoolisme !

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A lire

Jour zéro, de Stéphanie Braquehais, l’Iconoclaste, 2021.

« L’apéro entre amis, le dîner forcément arrosé, les fêtes de fin de semaine… comment le verre d’alcool au quotidien devient une habitude et une addiction. Jusqu’au désir d’un jour 0. Stéphanie Braquehais décide d’arrêter l’alcool et d’écrire un journal, c’est le jour zéro. Elle raconte son sevrage, les réactions de ses proches, « T’es malade ? T’es enceinte ? » tant ne pas boire de l’alcool est vu comme une bizarrerie de nos jours ».

Sans alcool, le jour où j’ai arrêté de boire, de Claire Touzard, Flammarion, 2021.

« En France, on s’avoue rarement alcoolique. Quand on boit on est festif, irrévérent, drôle. Français. Un jour pourtant, Claire arrête de boire. Elle prend conscience que cet alcool, prétendument bon-vivant, est en vérité en train de ronger sa vie. Il noyaute ses journées, altère sa pensée, abîme ses relations. En retraçant son passé, elle découvre à quel point l’alcool a été le pilier de sa construction et de son personnage de femme ».

A voir

Alcool au féminin, de Marie-Christine Gambart, France 2, 2022.

Cinq femmes qui s’en sont sorties racontent ce fléau méconnu qu’est l’alcoolisme au féminin, la famille qui les renie, la perte de leur élan de vie, de leur féminité, de leur dignité…

A écouter

Des femmes qui boivent, une série documentaire de Juliette Boutillier réalisée par Nathalie Battus, France Culture, 2021.

« Lors du confinement, le jour où ma fille me confie sa peur de me voir parfois “abuser” à l’apéro, je décide d’interroger ma relation à l’alcool. Je m’inscris à Dry january, je consigne des notes quotidiennes et j’imagine une série documentaire pour réfléchir et déconstruire ce tabou de l’alcool au féminin, ses représentations collectives et sa singularité. Je m’entoure de femmes puissantes qui ont toutes en commun, d’avoir vécu une relation intense à l’alcool ». 

Comment l’alcool détruit la jeunesse : la responsabilité des lobbys et des politiques, d’Amine Benyamina, et Marie-Pierre Samitier (Albin Michel, 2017).

« L’alcool est la principale drogue chez les jeunes, et le binge drinking, qui consiste à en absorber beaucoup en un temps très court, est emblématique de leurs nouvelles pratiques. Les effets sont irréversibles, car l’alcool est durablement toxique pour le cerveau, et ces « cuites » extrêmes multiplient les risques d’entrer dans l’alcoolisme ».

Crédits

Texte : JC Moine / Ethnomédia 

Image : © Maghradze Ph.