La diététique était l’une des trois composantes de la médecine gréco-romaine, avec la pharmacopée et la chirurgie. Elle était essentielle chez les Romains de l’antiquité, soucieux de garantir un équilibre constant du corps par une alimentation et une hygiène de vie au service de la santé. L’historien Dimitri Tilloi-d’Ambrosi étudie les conceptions du bien-être et de la santé de ceux que les péplums nous ont si injustement décrit comme des amateurs d’excès et de débauche. Interview.

Dimitri Tilloi-d’Ambrosi est agrégé et docteur en histoire romaine, auteur d’une thèse sur la diététique dans la Rome antique. Il a publié L’Empire Romain…par le Menu aux éditions Arkhê en 2018.

Jean-Chistophe Moine : Santé et bien-être étaient-elles, pour les Romains antiques, des notions similaires aux nôtres ?

Dimitri Tilloi-d’Ambrosi : Les éléments constitutifs du bien-être – l’alimentation, l’activité physique, le sommeil, les soins du corps – étaient réunis dans ce que les Romains et les Grecs anciens appelaient la diététique. Comme pour nous, l’alimentation était centrale, mais cette diététique était pensée comme une hygiène de vie globale. Une activité physique régulière, notamment, était considérée comme nécessaire. Les médecins pouvaient d’ailleurs prescrire de se rendre aux thermes, des jeux de balle ou la balançoire. Les bains étaient fondamentaux et n’étaient pas seulement associés aux loisirs. Ils avaient une dimension médicale. Cette diététique prenait en compte tout ce qui peut agir sur la santé et le corps, et en modifier l’équilibre : le sommeil, l’activité sexuelle, le milieu naturel… Quand un médecin prescrivait un régime diététique, c’était un régime alimentaire, mais aussi une hygiène de vie.

JCM : Vous voulez dire que tous les paramètres de vie des patients étaient étudiés ?

DTdA : Oui, le régime devait être personnalisé. C’était une règle importante. Les conceptions médicales antiques s’appuyaient sur la théorie des humeurs d’Hippocrate. On pensait que le corps était constitué de quatre humeurs en équilibre : le sang, la bile jaune, la bile noire et le flegme. Cet équilibre pouvait être perturbé, soit par un dysfonctionnement interne du corps, soit par des agents extérieurs, comme les aliments. Le médecin tenait aussi compte de l’environnement du sujet. Par exemple, le climat, la saison, étaient des facteurs fondamentaux qui nécessitaient d’adapter l’alimentation. Le mode de vie du sujet, ses activités physiques, son travail, son âge, son sexe étaient autant de paramètres qui conditionnaient le régime diététique. Les aliments plus ou moins humides ou secs, chauds ou froids, avaient, pensait-on, le pouvoir de transmettre leurs caractéristiques et d’agir sur les humeurs, de corriger ce qui était en trop, d’apporter ce qui était en déficit, de participer à l’équilibre global dans le cadre d’une hygiène de vie correcte.

La consultation passait par un interrogatoire précis et fondamental qui permettait au médecin de connaître le mode de vie du patient, et de choisir le meilleur régime, garant de son équilibre. Un Romain ne pouvait s’accomplir que dans un corps sain et équilibré, condition d’un esprit sain. C’était un idéal « civilisationnel » à la fois physique, médical et moral. Le citoyen romain devait être constamment maître de son corps et de son esprit pour servir au mieux la cité. A l’image de l’empereur Auguste, qui se tenait éloigné des plaisirs de la table, se contentant de grignoter un peu de fromage, de poisson et de pain, pour se consacrer pleinement aux affaires de l’Empire. Et à l’inverse de Caligula, qui dilapidait les richesses de l’Empire dans des banquets fastueux et passait trop de temps à table, au théâtre et à se divertir.

JCM : Les fameuses orgies romaines des péplums n’étaient donc pas si courantes…

DTdA : Elles ne sont pas totalement infondées, dans le sens où certaines sources décrivent des repas exubérants et démesurés. Mais, dans une très large mesure, le cinéma, la bande dessinée, la peinture, qui ont largement contribué à véhiculer cette image, ont déformé la réalité. Les exemples de Caligula et de Néron ont été très ponctuels. Et, à l’époque, le tableau très alarmiste, décrivant des membres de l’élite uniquement intéressés par la cuisine et non par les choses de l’esprit, avait aussi une utilité morale et critique. Il permettait de valoriser un citoyen romain qui devait constamment se montrer digne de son statut, incarner un ensemble de vertus, dont le contrôle de soi et la mesure. Se goinfrer à table était tout ce qu’il fallait éviter. Un Romain devait faire preuve de sobriété, se contenter d’une nourriture simple, végétale, une nourriture de la terre qui n’était en rien sophistiquée.

JCM : Cette recherche d’équilibre et le respect d’une certaine hygiène de vie étaient-ils partagés par toutes les classes sociales ?

DTdA : Les médecins qui élaboraient ces régimes complexes s’adressaient avant tout aux personnes des catégories sociales aisées, qui avaient les moyens d’avoir un régime alimentaire diversifié et un mode de vie permettant de concilier des activités professionnelles ou politiques, et des soins du corps. Cela demandait aussi une certaine éducation, des connaissances, notamment dans le domaine de la médecine, pour être capable d’adopter et de suivre ces régimes.

Malgré tout, les personnes des classes moyennes (bien que le le terme soit anachronique) se souciaient aussi de leur bien-être, même si elles ne pouvaient pas adopter de régime alimentaire aussi élaboré et une hygiène de vie aussi sophistiquée que les membres de l’élite. Galien était très conscient que seuls les plus riches pouvaient choisir telle variété de poisson très coûteuse, inaccessible aux plus pauvres. Les médecins avaient conscience de ces disparités sociales et du coût de l’inégalité des chances d’accès à une hygiène de vie et à une bonne santé.

Certaines catégories socio-professionnelles avaient un régime encadré. Des médecins accompagnaient les soldats dans leur régime alimentaire, avec le souci que le corps soit opérationnel pour les exercices et les combats. Les athlètes devaient consommer des quantités importantes de viande. Les entraîneurs veillaient à ce que cet apport soit suffisant. Les gladiateurs consommaient énormément de légumineuses, et on contrôlait très précisément les rations alimentaires des esclaves, notamment en fonction de la saison et en fonction de leurs tâches, pas du tout dans un souci d’humanité, mais dans un souci de performance et de rendement.

Enfin, selon les théories médicales antiques, le corps de la femme était vu comme « défaillant » par rapport à celui de l’homme et nécessitait donc une attention particulière. C’était le cas surtout pour les femmes enceintes et les nourrices puisqu’il fallait veiller à ne pas mettre en danger la santé de l’enfant.

JCM : On parle beaucoup aujourd’hui du régime méditerranéen. Ce régime alimentaire était-il similaire à l’époque ?

DTdA : La fameuse trilogie méditerranéenne, dont parle notamment l’historien Fernand Braudel, reposait sur trois produits : le blé, décliné sous différentes formes, l’olive et le raisin. Mais, en réalité, les légumes et les légumineuses étaient aussi très présentes, ainsi qu’une grande variété de fruits, et de la viande, du poisson, à des degrés plus ou moins élevés selon les catégories sociales. Les textes médicaux sont de vrais catalogues raisonnés des aliments. Ils décrivent leur nature, leurs pouvoirs, leurs effets en fonction de la façon dont ils étaient préparés. C’était une approche assez technique de la cuisine et de la façon d’optimiser les pouvoirs des aliments et leurs actions sur le corps. Les médecins déconseillaient un régime trop riche en nourriture animale et, comme aujourd’hui, mettaient en avant les légumes cultivés sur son propre lopin de terre ou issus de productions maraîchères locales. Ils étaient considérés comme plus sains que les nourritures plus luxueuses importées, à la fois d’un point de vue moral et, dans une certaine mesure, d’un point de vue médical. Les épices, par exemple, étaient critiquées par les médecins, qui n’en interdisaient pas l’usage, mais estimaient qu’en abuser était mauvais pour le corps et empêchaient une bonne digestion. La digestion était une grande préoccupation des médecins, très intéressés par les effets que pouvaient avoir les aliments sur le ventre.

JCM : Le vin (raisin) fait partie de la trilogie alimentaire. Les Romains en consommaient-ils beaucoup?

DTdA : Les auteurs moralistes appelaient évidemment à une consommation modérée de vin. Mais certaines figures historiques, comme Alexandre le Grand, réputé pour boire des quantités importantes de vin, restaient une référence. Le vin était aussi considéré comme un médicament, il était fréquemment prescrit aux malades. Pline l’Ancien proposait une classification des vins en fonction de leur goût, avec une approche œnologique, mais également en fonction de leurs effets sur la digestion. Le vin miellé était d’ailleurs souvent consommé au début du repas pour cette raison. Habituellement coupé d’eau, il pouvait aussi être bu pur dans le cadre de prescriptions médicales. Certains médecins avaient fait du vin un de leur fondement thérapeutique. C’était évidemment un bénéfice pour les patients qui attendaient de  leur médecin qu’il leur garantisse une bonne santé sans les priver des plaisirs de la vie ! On peut deviner que cette stratégie a été utile pour séduire des patients, venant de médecins qui, dans l’antiquité, n’avaient besoin ni de formation officielle, ni de diplôme, pour exercer…

JCM : Les thermes avaient aussi une place importance dans cette conception de la diététique. Quel était leur rôle ?

DTdA : L’accès à l’eau courante chez soi était très très rare, réservée aux gens les plus riches qui disposaient de bains à domicile. Les thermes étaient donc importants, et accessibles à l’ensemble de la population, gratuitement ou pour un coût modique.

Les bains avaient une triple fonction. Premièrement, ils permettaient de se laver, tout simplement. Ensuite, ils avaient une fonction de sociabilité, on y retrouvait des amis pour discuter. La troisième fonction était médicale. On passait généralement aux thermes avant le dîner, en fin d’après-midi, parce qu’on considérait qu’il prépare le corps à la digestion. Le parcours classique faisait passer les gens dans différentes pièces où la température de l’eau variait, de manière à agir sur les humeurs et sur le « rééquilibrage » du corps. Les textes indiquent très clairement que les bains étaient censés agir sur l’estomac. Je parle de « cuisine thermale » dans ma thèse, où j’ai rassemblé un ensemble de recettes et de préparations vraiment spécifiques, destinées à être consommées soit en marge des bains, soit carrément dans l’espace des bains eux-mêmes. Ces plats avaient vraisemblablement une fonction médicale, comme certains textes d’Apicius et de Galien le suggèrent. Les bains faisaient partie intégrante de la diététique et des prescriptions des médecins.

JCM : Peut-on dire qu’il y avait, à cette époque et dans cette société, une vraie volonté de prévention au sens où on l’entend aujourd’hui?

DTdA : Oui, totalement, même si le concept n’était pas formulé. La diététique avait deux fonctions : corriger les défaillances du corps en cas de maladie, mais aussi maintenir l’équilibre du corps. Ce deuxième axe possède effectivement une dimension de prévention. Le régime devait prévenir la survenue de maladies. Plutarque pensait qu’il fallait s’exercer, de temps en temps, à manger comme les personnes malades, de manière à habituer le corps aux régimes prescrits en cas de maladie. Pour les Romains, il fallait être constamment vigilant aux conséquences que pouvaient avoir une mauvaise hygiène de vie, se préserver des maladies par une bonne diététique, et se préparer correctement à leur éventuelle survenue. Cette volonté de protection dépassait d’ailleurs largement le domaine médical. Les croyances se mêlaient intimement aux conceptions rationnelles du corps. Les Romains s’entouraient de multiples protections, comme des amulettes ou des rituels, pour se protéger du mauvais œil, du malheur, des maladies et de la mort. Le médical et le religieux étaient très liés. Un malade pouvait très bien consulter un médecin et se rendre au temple d’Esculape (Asclépios chez les Grecs) pour y subir une « incubation », qui consistait à dormir dans le temple, et à rapporter ses rêves à des prêtres médecins, de manière à ce qu’ils prescrivent un régime alimentaire, un éventuel passage par les bains du sanctuaire et un rite, comme le sacrifice d’un poulet, destiné à satisfaire la divinité et favoriser la guérison.

JCM : Sait-on si cette hygiène de vie était réellement favorable à la santé des Romains ?

DTdA : La mortalité infantile était très élevée dans ces sociétés anciennes, on pense qu’un enfant sur deux mourrait avant l’âge adulte. Mais, une fois que l’âge adulte avait été atteint, il n’était pas rare pour un Romain d’atteindre une longévité importante. On le sait grâce à des textes – qui ont certes tendance à exagérer et à parler surtout des records – et, surtout, grâce aux inscriptions funéraires. Ces dernières montrent que des personnes atteignaient assez fréquemment soixante, soixante-dix ans, voire plus, à l’époque romaine.

En revanche, l’archéologie a montré qu’il y avait beaucoup de carences. L’étude des ossements a révélé des phénomènes de rachitisme, davantage dans les campagnes, où l’alimentation était peu diversifiée, qu’à Herculanum ou Pompéï, des villes côtières plus riches et proches des réseaux commerciaux. L’archéologie a aussi mis en évidence la contamination importante des corps par des parasites. Les textes parlent d’ailleurs très souvent de traitement contre les vers intestinaux. Cette contamination était due à la mauvaise conservation des aliments et à la mauvaise qualité de l’eau, y compris celle des thermes, où elle n’était pas renouvelée assez fréquemment.


A lire de Dimitri Tilloi-d’Ambrosi

« Les dons de Neptune et la santé : le poisson dans la diététique à l’époque impériale », 2020.

Les médecins d’époque romaine apportent de nombreux conseils sur le choix des aliments et leur préparation, conformément aux règles de la diététique. Des critères précis sont définis pour que la nourriture corresponde aux besoins du corps du mangeur. Comme les autres aliments, les poissons sont soumis à ces règles.

« Manger sain, manger romain », Kentron, 35 | 2019, mis en ligne le 20 décembre 2019.

Au milieu du Ier siècle, Sénèque fulmine contre la corruption des corps et des esprits par les plaisirs de la table. Le philosophe regrette que l’art des cuisiniers suscite plus d’intérêt que les choses de l’esprit. Les maladies qui se développent sont le signe du dérèglement des mœurs ; elles nécessitent une médecine sophistiquée capable de guérir ces maux nouveaux. Cette condamnation se double de préoccupations médicales évidentes.

« Cuisine et médecine dans l’Antiquité », Hypothèse, 2018.

Bien au-delà des croyances et des mythes au sujet du repas romain – à commencer par l’orgie qui relève plus de la légende que d’une réalité courante – la dimension médicale de l’alimentation permet de dresser un tableau plus juste de l’alimentation romaine.

« Diététique et comportements addictifs dans le monde romain », Implications philosophiques, juin 2018.

L’approche de la civilisation romaine par les aspects médicaux et moraux, qui se mêlent intimement, soit un éclairage utile pour dépasser les clichés habituels sur la supposée débauche des Romains, véhiculés depuis des siècles.

L’Empire Romain…par le Menu, Arkhê, 2018.

Préférez-vous les langues de flamants roses, la laitance de murène, les glandes de sanglier, les têtes de perroquets, ou une mono-diète à base de fèves ? De l’orgie à l’ascétisme, des plantes miraculeuses aux régimes stricts jusqu’à la diététique, la diversité et le génie gastronomique romain continuent de hanter notre imaginaire et de nourrir notre quotidien.

Crédits

Texte : © J.-C. Moine / Ethnomedia

Photo : © Fresqque de Pompéi. Catalogue du Musée Archéologique de Naples (inventaire MANN)