Infirmiers, agents de sécurité, barmaids, boulangers, journalistes, militaires, environ 16,3 % des travailleurs français, soit 4,3 millions de personnes (chiffres 2013), travaillent la nuit. Recherché par certains, de manière à profiter de temps libre la journée, le travail de nuit est plus fréquemment subi par les salariés, et surtout motivé par le salaire, déterminant dans la décision de travailler quand les autres dorment. Parfois au prix d’un sommeil dégradé faisant le lit de certaines maladies…

Le sommeil est indispensable au bon fonctionnement de notre organisme. Il lui permet de mettre en œuvre toute une série de mécanismes nécessaires pour reconstituer ses réserves énergétiques, réguler les fonctions métaboliques, éliminer les toxines, stimuler les défenses immunitaires, développer et maintenir nos capacités de concentration, d’apprentissage et de mémorisation, gérer notre humeur et notre stress. En bref, sans dodo, on s’effondre.

La plus longue expérience de privation de sommeil date de 1963. En novembre de cette année, trois jeunes lycéens américains, cherchant un projet scientifique à présenter au salon de la science de San Diego, décident d’étudier les effets d’une longue période sans sommeil. C’est Randy qui s’y colle, le matin du 28 décembre à 6h00, alors que le rôle de ses acolytes, Bruce et Joe, est de le maintenir éveiller et de le soumettre à des tests de manière à évaluer ses fonctions physiques et mentales, contrôlées par un médecin spécialiste du sommeil. Dès le second jour, Randy commence à être irritable et à développer des troubles de la mémoire. Nauséeux, il ne supporte plus de regarder la télévision. De faibles hallucinations font leur apparition au quatrième jour, puis des tremblements au septième. A ce stade, Randy a totalement perdu son sens de l’humour. Jeune et en bonne santé, Randy récupère après quatorze heures et quarante minutes de sommeil. Et, après une semaine, il retrouve un sommeil et un comportement normaux.

Cette récupération rapide ne signifie pas que les privations de sommeil seraient sans conséquences. De fait, cette expérience ponctuelle ne reflète pas les effets nocifs d’un sommeil perturbé de manière chronique, et, en 1963, les connaissances sur l’immunité, le cerveau, les gènes ou le fonctionnement de notre horloge biologique en sont encore à leur balbutiements. Or, on sait aujourd’hui que le sommeil est crucial pour de nombreuses fonctions biologiques, et qu’en manquer, à long terme, peut avoir des effets désastreux sur la santé. Ainsi, les travailleurs de nuit, plus vulnérables aux troubles du sommeil, le seraient aussi aux infections, aux cancers du sein, de la prostate ou du côlon, à la prise de poids et au diabète de type 2. Ce tableau, peu réjouissant, peut cependant s’améliorer en respectant quelques principes.

— Qu’est-ce que le travail de nuit ? —

« Selon le Code du travail, le travail de nuit s’étend de 21h00 à 06h00 depuis la loi du 9 mai 2001 (ou période fixée par accord) contre 22h00 et 05h00 antérieurement. De plus, la loi définit le travailleur de nuit comme tout travailleur qui accomplit une fraction de son temps de travail entre 21h00 et 06h00, soit au moins 3 heures deux fois par semaine, soit au moins 270 heures sur douze mois consécutifs. Depuis la loi du 6 août 2015, si un salarié qui effectue des heures la nuit effectue aussi des heures en soirée, celles-ci sont cumulées pour déterminer s’il peut être considéré comme un travailleur de nuit ».

Source : Le travail en horaires atypiques : quels salariés pour quelle organisation du temps de travail ?, Direction de l’animation de la recherche des études et des statistiques (PDF).

« Le nombre de travailleurs de nuit en France est passé de 3,3 millions (15,0% des actifs âgés entre 15 et 74 ans) en 1990 à 4,3 millions (16,3%) en 2013 (tableau 1). Le nombre de travailleurs de nuit habituels a plus que doublé, passant de 800 000 (3,6%) à 1,9 million (7,2%), alors que le nombre de travailleurs de nuit occasionnels a légèrement baissé, passant de 2,5 millions (11,4%) à 2,4 millions (9,1%) sur cette période ».

Source : Prévalence du travail de nuit en France : caractérisation à partir d’une matrice emplois-expositions, Bulletin épidémiologique hebdomadaire.

Quand le rythme veille-sommeil se désynchronise

L’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) classe les risques sanitaires selon trois catégories : avérés, probables et possibles. Au chapitre des risques avérés du travail de nuit, on trouve la somnolence, la perte de qualité et la réduction du temps de sommeil, et le syndrome métabolique, c’est-à-dire la présence de signes physiologiques qui accroissent le risque de diabète de type 2, de maladies cardiaques et d’accident vasculaire cérébral (AVC). Les travailleurs de nuit dorment moins – en moyenne d’une heure – et plus mal que les autres, réveillés par l’activité familiale, la lumière du jour ou le bruit. Les conséquences ? Une carence de sommeil qui entraîne elle-même une fatigue chronique, des troubles du comportement (irritabilité ou apathie), mais aussi des risques de troubles cardiovasculaires et métaboliques, des risques d’infections et de cancers, classés par l’ANSES comme effets probables. Oui, vous avez bien lu : sachez qu’en 2007, le Centre international de recherche sur le cancer avait déjà classé le travail de nuit comme un « cancérogène probable », comme l’exposition aux émanations de produits pétrochimiques, le glyphosate ou les boissons chaudes de plus de 65 degrés.

Le lien entre travail de nuit et carence de sommeil s’explique facilement, car on sait que le sommeil de jour est moins réparateur que le sommeil de nuit, et que les travailleurs de nuit accumulent progressivement une « dette » de sommeil (l’équivalent de 45 nuits par an) qui finit par être nocive. Les conséquences d’un manque de sommeil sur l’humeur et le comportement nous sont familiers, car nous avons tous vécus des moments d’énervement ou d’abattement à la suite d’une ou deux nuits perturbées. Mais pour comprendre comment une activité nocturne peut favoriser le risque de développer un cancer, une maladie cardio-vasculaire ou un diabète, il faut évoquer la mécanique profonde qui permet à notre organisme de fonctionner… comme une horloge.
Car c’est bien à notre horloge interne que s’attaque le travail de nuit, s’attachant à la désynchroniser en perturbant l’alternance jour/nuit sur laquelle elle se cale quotidiennement. Cette horloge biologique, qui se cache dans chaque cellule de notre corps, est commandée par des gènes, eux-mêmes dirigés par un « chef d’orchestre » situé dans le cerveau.

— Lutter contre la nature ? —

« Les êtres humains sont des animaux diurnes, en raison de leur horloge biologique qui est programmée pour qu’ils soient actifs pendant le jour et inactifs durant la nuit. Donc, même lorsque l’on force notre horloge à s’adapter à des horaires nocturnes, celle-ci voudra en permanence revenir à sa programmation génétique : être diurne… De plus, nous sommes des êtres soumis aux rythmes de la planète terre, et notre corps est entièrement en lien avec son environnement extérieur (lumière, bruit). Difficile donc d’ajuster notre horloge biologique comme bon nous semble ».

Source : Fondation Sommeil (Québec).

Infographie de l’INRS (télécharger le document) représentant la distribution temporelle de plusieurs fonctions biologiques chez l’Homme © INRS

Le sommeil, mais aussi la fréquence cardiaque, la température corporelle, l’humeur, la sécrétion d’hormones, sont régulées par notre horloge interne, selon un rythme que l’on appelle le rythme circadien, qui vient du latin circa (presque) et dies (jour), et signifie littéralement « dont la période est voisine d’une journée ». Durant la journée, la lumière empêche la libération de mélatonine, l’hormone qui favorise le sommeil, tandis qu’à la tombée de la nuit, l’obscurité permet sa sécrétion. Le cycle veille-sommeil se synchronise avec le cycle lumière-obscurité de la Terre. A l’inverse, le taux d’adrénaline, hormone du stress sécrétée lors d’une activité physique ou d’un état d’émotion intense comme la peur ou la colère, chute quand le corps est endormi, ce qui n’a pas seulement des conséquences sur notre état émotionnel et sur notre vigilance, mais aussi sur l’activité de cellules essentielles à notre immunité. Moins de sommeil, un sommeil décalé, des nuits qui ressemblent à des jours, c’est moins d’efficacité de ces cellules pour nous défendre contre les agressions. En fait, dès que les alternances jour/nuit, éveil/sommeil, activité/repos ne sont plus en phase, notre horloge se détraque. Les travailleurs de nuit en sont les premières victimes, en étant exposés à la lumière et pratiquant une activité « contre nature », à un moment où leur corps attend l’obscurité et le repos. Le rythme biologique qui contrôle les fonctions de leur corps est désynchronisé.

Prenons le système cardiovasculaire. Soumises à une désynchronisation de l’horloge interne, les cellules du cœur utilisent les acides gras de manière incorrecte, ce qui entraîne un dysfonctionnement de la contraction du muscle cardiaque (source en anglais). De plus, dès que l’on manque de sommeil, la pression artérielle s’élève, le pouls s’accélère et le taux de cortisol, autre hormone du stress, bondit. Les cellules qui tapissent l’intérieur des vaisseaux sanguins des personnes qui dorment seulement six heures par nuit ne fonctionnent plus correctement, et leurs artères se contractent et se dilatent différemment de celles de meilleurs dormeurs. Le travail de nuit aurait ainsi un effet sur l’infarctus du myocarde, l’hypertension artérielle et l’accident vasculaire cérébral.

La perturbation du sommeil bouleverse aussi le tempo d’hormones impliquées dans la modulation de l’appétit, et donc la régulation du métabolisme énergétique. Le taux de ghreline, hormone de l’appétit normalement sécrétée le jour, augmente, et ceux de la leptine, hormone de la satiété normalement sécrétée pendant le sommeil, diminue. L’équilibre entre faim et satiété se désorganise, avec des effets en chaine sur l’alimentation et la prise de poids. Le cortisol commence normalement à être sécrété en deuxième partie de nuit, et participe, notamment, à la régulation de la glycémie et à la libération des lipides et des protéines dans la plupart des tissus. Le travail de nuit, en décalant le moment de sa sécrétion, peut avoir un impact sur la faim, la résistance à l’insuline (signalant au corps quand il faut diminuer les taux de sucre en circulation) et le développement d’une obésité abdominale, en plus d’empêcher de dormir… L’activité du cerveau à des heures où il devrait être en sommeil a, elle aussi, un effet sur la glycémie, dépendante de la consommation de glucose par notre système nerveux. Ces facteurs métaboliques sont associés à des facteurs comportementaux : le stress du travail de nuit fait que l’on grignote plus et que l’on privilégie les aliments sucrés pour se faire plaisir ; la fatigue chronique fait que l’on bouge moins et que l’on boit plus de café, lui aussi stimulant l’appétit. On comprend mieux l’impact des perturbations des rythmes biologiques sur le risque d’obésité et de diabète de type 2.

Au chapitre du cancer ? Une étude menée par l’INSERM montre que les femmes non ménopausées, qui travaillent au moins 3 heures entre minuit et 5h du matin, ont un risque de cancer du sein augmenté de 26%. Elle confirme l’expertise de l’ANSES, publiée en 2016, qui conclut que le travail de nuit est un facteur de risque probable de cancer en général : « un dysfonctionnement entre l’horloge circadienne [NDR : horloge interne] et le cycle cellulaire peut conduire à des cancers. Inversement, les cellules cancéreuses ont une horloge circadienne altérée qui peut entraîner une prolifération cellulaire anormale » (pages 81-82, Évaluation des risques sanitaires liés au travail de nuit, PDF).


Certains personnes sont des « dormeurs de haut niveau ». Elles arrivent à gérer leur sommeil, à s’endormir quand elles le souhaitent et à atteindre la phase de sommeil lent profond quasiment à la demande. C’est le cas des navigateurs se lançant dans une course en solitaire, comme le skipper d’Apivia Charlie Dalin qui se prépare pour le prochain Vendée Globe. A lire : Le sommeil, ami et ennemi du skipper.

Les yeux cernés et les gènes cassés

Le tic tac  d’une quinzaine de gènes « horloge » est impliquée dans le cycle du sommeil et la régulation des différentes fonctions de l’organisme. Dans une société comme la nôtre, qui privilégie l’activité au détriment du repos, qui considère le sommeil comme une perte de temps, et qui réclame que beaucoup travaillent la nuit, par nécessité ou par productivité, ces gènes sont malmenés.

Des études montrent qu’un mauvais sommeil, ou une irrégularité des périodes d’endormissement, modifie l’expression des gènes « horloge » et celle de tous ceux qui en dépendent. La structure des chromosomes est elle-même modifiée par les perturbations du sommeil. La longueur de leurs extrémités, que l’on appelle les télomères, essentiels à la stabilité de notre matériel génétique, diminue avec l’âge. Leur raccourcissement naturel est l’une des causes du vieillissement cellulaire et du développement de maladies liées au vieillissement. Mais elle diminue aussi lorsque la durée de sommeil est inférieure à 5 heures par nuit pour un adulte (contre 9 heures par nuit pour un enfant). Et dans une étude récente, menée sur des médecins qui travaillent la nuit, les scientifiques ont découvert que ces derniers présentaient aussi des « cassures » dans leur ADN, qui s’endommageait de plus en plus rapidement et se réparait de plus en plus lentement au fil des nuits passées sans dormir. Des résultats qui ne s’appliquent pas seulement aux médecins, mais à tous ceux qui ont des horaires de travail atypiques, comme le suggère le docteur Wong, co-auteur de l’étude, qui rappelle que le travail de nuit « augmente les risques de développer des maladies résultant de mutations génétiques comme les cancers ».

Travailleur de nuit : ascétisme de rigueur ?

Mauvaise qualité de sommeil, réduction du temps de sommeil, désynchronisation de l’horloge interne, chromosomes endommagés, gènes déboussolés, les effets du travail de nuit ne font pas rêver. Plus que les autres, les travailleurs de nuit devraient se soumettre à une excellente hygiène de vie pour compenser les incidences de leur activité nocturne.

Pour atténuer les effets de désynchronisation des rythmes biologiques, il est utile de s’exposer à une lumière vive (entre 2 500 et 10 000 lux – PDF) avant et pendant la première moitié de sa nuit, puis d’éviter la lumière en sortant du travail et de retour à la maison, même si les lunettes de soleil à l’aube ou en plein hiver font marrer les passants et les enfants qui viennent de se réveiller. Une « hygiène lumineuse » précise, régulière, aiderait les travailleurs de nuit à gérer leur rythme biologique (PDF) et faciliteraient l’adaptation et le décalage des rythmes circadiens (PDF).

De même, la régularité et la qualité des repas est un facteur important de régulation des apports énergétiques. En conservant des horaires de repas réguliers, on évite de cumuler désynchronisation du rythme du sommeil et désynchronisation du rythme alimentaire. Des études faites sur les souris montrent qu’elles savent s’adapter à une journée « inversée » quand elles prennent leurs repas selon un rythme régulier. Cette régularité serait propice à un réajustement des fonctions métaboliques. Donc, même la nuit, comme le conseille la Fondation Sommeil québécoise, se fixer des heures régulières de repas !
Quand on mange la nuit, le corps serait plus enclin à stocker l’énergie provenant des aliments puisque la dépense énergétique est sensée diminuer. Juste avant de partir travailler, un diner calqué sur le régime méditerranéen favorise l’éveil. Pendant la nuit, de petits en-cas nutritifs à base de protéines (poulet, laitages) et de fibres (fruits, crudités) associées à des noix permettent d’éviter la somnolence et de préparer le futur sommeil récupérateur. Les grignotages gras et sucrés, même s’ils sont tentants, sont à bannir, car le plaisir et le sentiment d’énergie qu’ils provoquent sont éphémères, leur digestion est difficile la nuit, où le système digestif fonctionne au ralenti, et il favorisent la prise de poids. Et il faut absolument privilégier les plats faits maison à ceux des cafétérias ou, pire, des distributeurs automatiques ! Enfin, ne pas abuser d’un psychostimulant comme le café (en fait, le mieux est de cesser toute consommation de caféine au moins six heures avant l’heure du coucher), s’hydrater régulièrement et s’offrir un petit-déjeuner léger avant d’aller dormir permettra de retrouver les bras de Morphée dans les meilleures conditions possibles.

Le premier épisode de sommeil qui suit le travail est souvent trop court (5 à 6 heures), car il est interrompu par le bruit, l’activité des autres membres de la famille, les impératifs quotidiens qui font qu’on ne peut pas se permettre de dormir toute la journée. Or, sept à huit heures de sommeil par jour sont un minimum. Une sieste d’une à deux heure est conseillée lorsqu’on ne peut pas dormir sept heures d’affilé. Il est important de s’isoler au cours de ces phases de sommeil, dans un environnement sombre, calme et frais, téléphone débranché et entourage prévenu que rien ne saurait vous déranger. Santé publique France recommande de prendre une douche fraîche lors du retour chez soi, de manière à faire baisser la température du corps et favoriser l’endormissement.

Enfin, l’exercice physique est essentiel : il maintient en éveil et il permet de réguler les apports énergétiques. Evidemment, évitez de faire du sport au retour du travail ! En revanche, une bonne séance avant de partir bosser permettra de booster la première moitié de la nuit.

POUR ALLER PLUS LOIN

• Les salariés qui travaillent de nuit font l’objet de mesures spécifiques en matière de suivi médical. Ils bénéficient d’une visite de prévention préalable à leur affectation sur le poste et d’un suivi individuel spécifique par le service de santé au travail. En cas d’intolérance, le médecin peut conseiller l’employeur sur l’adaptation du poste au « chronotype » du salarié.

• Sur la chronobiologie, le dossier de l’INSERM est complet.

• Lire Démarche de prévention. Principes généraux au niveau de l’ organisation du travail, ainsi que Travail de nuit et travail posté, par l’INRS.

• L’INRS conseille aussi d’oser la micro-sieste au travail : consulter l’affiche.

Extrait de l’affiche « Osez la micro-sieste ! » éditée par l’INRS

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