En quelques années, l’immunothérapie a révolutionné la prise en charge de certains cancers. Cette nouvelle stratégie thérapeutique est à la fois le fruit de découvertes récentes et d’intuitions anciennes. Voici quelques étapes clés de l’histoire de l’immunothérapie, qui permettent de mieux comprendre les innovations actuelles, porteuses d’espoir.

Le principe de l’immunothérapie est simple en apparence : plutôt que de tenter la destruction directe des cellules tumorales par radiothérapie ou chimiothérapie, on cherche à utiliser les fonctions « endormies » du système immunitaire pour atteindre et supprimer ces cellules anormales. Un principe cependant plus facile à imaginer qu’à réaliser.

 

D’une intuition ancienne aux premières applications

L’idée de manipuler le système immunitaire pour l’inciter à détruire une tumeur cancéreuse n’est pas nouvelle. A la fin du XIXe siècle, des médecins, après le succès de la vaccination, vont inoculer intentionnellement des bactérie pathogènes à des patients atteints de cancer, dans l’espoir que la manœuvre empirique, comme celle de Louis Pasteur, puisse « soigner le mal par le mal ».

Parmi eux, le chirurgien américain William B. Coley rapporta pour la première fois, en 1891, l’effet curatif de l’inoculation de bactéries chez des patients atteints d’un sarcome (tumeur maligne qui touche les tissus mous et les os).  Faisant l’hypothèse que les bactéries pourraient attaquer directement les cellules cancéreuses, Coley inocula une culture de bactéries pathogènes (des streptocoques) à un patient atteint d’une tumeur du cou. Provoquant une violente réaction infectieuse, l’expérience aboutit, une dizaine de jours plus tard, à une régression de la tumeur. Le médecin avait réveillé, sans le savoir, une réponse immunitaire qui ne sera découverte que bien des années plus tard, au milieu du XXe siècle. Ses essais thérapeutiques furent ponctués de réussites, comme avec un adolescent de 16 ans atteint d’une tumeur abdominale qui, après six mois d’injections régulières, vit sa tumeur disparaître et « vécut des années en bonne santé et sans traitement ». Mais aussi d’échecs  : certains patients mouraient de septicémie. Les résultats restèrent inexpliqués et laissèrent une partie du corps médical sceptique. Faute d’arguments et de modèle théorique, cette piste thérapeutique empirique et prometteuse fut abandonnée au profit de la radiothérapie, en plein développement.

Au début du XXe siècle, des chercheurs, parmi lesquels le bactériologiste allemand et prix Nobel Paul Ehrlich, suggérèrent qu’une attaque du système immunitaire contre son propre organisme était possible. Le fait d’envisager que l’immunité puisse être tournée contre ses propres cellules, et pas seulement contre des agresseurs extérieurs (microbes), constitua une avancée scientifique majeure, car il fut alors possible d’envisager que les défenses immunitaires pouvaient aussi s’attaquer aux cellules anormales que sont les tumeurs. Impossible à démontrer avec les moyens techniques de l’époque, l’idée fit son chemin. Jusque dans les années 50, où la preuve fut faite que le cancer pouvait bien provoquer une réponse immunitaire (source, en anglais), et que notre système de défense assurait, comme l’envisagea le virologue australien Macfarlane Burnet en 1957,  une « surveillance immunologique du cancer », guettant l’apparition de cellules anormales pour les éliminer avant tout signe clinique.

Mais, à l’évidence, cette immunosurveillance n’était cependant pas infaillible, puisque des cancers se déclaraient. La relation entre cancer et immunité restait mystérieuse.

Les années 70, puis les années 80, avec leurs grandes révolutions méthodologiques, l’émergence de la génétique moléculaire et le développement de la biologie et de l’imagerie cellulaire, permirent d’envisager les mécanismes jusqu’alors insoupçonnés d’un système immunitaire extrêmement complexe. On commença à percer enfin quelques-uns de ses secrets… tout en constatant l’immense difficulté de le contrôler. Mais, fort de ces nouvelles connaissances, les premières immunothérapies furent mises au point. Parmi elles, l’injection de cytokines (des molécules qui stimulent la croissance et la prolifération de cellules tueuses capables de détruire les cellules tumorales) permit des régressions spectaculaires de tumeurs de certains patients (étude de Rosenberg, 1985), mais eut, à l’époque, un succès limité : cette immunothérapie balbutiante stimulait l’activité globale du sytème immunitaire, et n’était pas spécifiquement dirigée contre les tumeur. Elle restait inefficace dans bien des cas. La vaccination antituberculeuse (BCG) fut aussi testée, pour sa capacité immunostimulante. Elle s’avéra efficace pour soigner les tumeurs à haut risque de récidive dans le cancer de la vessie, dont ce vaccin constitue toujours un traitement standard. Malgré tout, une partie de la communauté scientifique et médicale, « goguenarde voire agressive », continua de rejeter l’idée d’un contrôle des cancers par le système immunitaire, souvent efficace sur les souris, beaucoup moins sur les humains.

Les découvertes majeures et les espoirs qu’elles suscitent

Les années 90 ouvrirent une nouvelle ère de recherche qui aboutit aux espoirs actuels sur les traitements des cancers par immunothérapie.

En 1991, une équipe de chercheurs belges, dirigée par Thierry Boon, démontra l’existence d’antigènes tumoraux spécifiques à la surface des cellules cancéreuses. Pour rappel, les antigènes sont des molécules qui, une fois repérées par le système immunitaire, sont attaquées par les lymphocytes T, des globules blancs spécialisés dans la défense de l’organisme. Thierry Boon démontra que les lymphocytes T reconnaissent les antigènes tumoraux, bien que ces derniers soient incapables de susciter une réponse immune. La découverte galvanisa la recherche, car elle prouvait que l’immunosurveillance des cancers, encore très controversée, était une réalité, et que ces antigènes étaient autant de cibles pour un potentiel vaccin anticancer. Mais il restait à comprendre pourquoi cette immunosurveillance ne déclenchait pas de réponse immunitaire.

L’immunologiste américain Robert Schreiber montra, au début des années 2000, qu’il existe une phase d’équilibre durant laquelle le système immunitaire est efficace contre les cellules tumorales, mais qu’à un certain moment, ces cellules échappent à la surveillance.

Puis les français Jérôme Galon et Franck Pagès firent la démonstration, en 2006, que l’environnement cellulaire des cellules cancéreuses (le microenvironnement tumoral, qui inclut des vaisseaux sanguins, des cellules immunitaires, et d’autres composants) agit comme une matrice nourricière pour la tumeur, et joue un rôle de premier plan dans sa croissance.

Enfin, deux immunologistes firent la preuve que les cellules cancéreuses, bien qu’elles soient reconnues par le sytème immunitaire, l’empêchaient de les attaquer et de les détruire. Ces chercheurs, James Allison (Université du Texas) et Tasuku Honjo (Université de Kyoto) montrèrent que, face aux cellules cancéreuses, les cellules soldats de notre système immunitaire (les lymphocytes T) étaient naturellement inhibées par des freins moléculaires. Ces freins sont des interactions entre une molécule présente sur la cellule tumorale (un ligand) et un récepteur présent sur une cellule immunitaire, qui ont pour conséquence de « bloquer la réponse immune anti-tumorale ». Ces interactions ont été surnommées par les immunologistes des « checkpoints », ou points de contrôle. L’environnement immunosuppresseur crée par la tumeur lui permet de se développer à l’abri des défenses de l’organisme.

Checkpoints

Pour la petite histoire, James Allison, Texan qui avait fui son collège car on refusait d’y enseigner la théorie darwinienne de l’évolution, excellent guitariste de jazz, créa un groupe qui s’appelait « The checkpoints ».

Cette découverte leur valut le prix Nobel de médecine en 2018, et elle permit de créer de nouveaux outils thérapeutiques. Dans ce nouvelle épisode d’une longue saga de plus d’un siècle, il ne s’agissait plus seulement de tenter de renforcer l’immunité anticancer à l’aide d’une immunothérapie globale, souvent peu efficace, mais de contraindre directement les mécanismes moléculaires capables de réactiver la réponse immunitaire contre les cellules tumorales elles-mêmes. Le premier rôle fut attribué aux inhibiteurs de checkpoints immunitaires, des anticorps (anticorps monoclonaux ou immunomodulateurs), administrés par perfusion, qui ont pour fonction de bloquer le récepteur des checkpoints, donc d’empêchent leur action inhibitrice… et de renforcer ainsi la réponse des lymphocytes contre le cancer. Il s’agit d’une révolution thérapeutique, comparable à la révolution que la découverte de la pénicilline a permis en 1928, dont bénéficient environ 20.000 patients en France chaque année.

D’autres formes d’immunothérapies se développent actuellement dans le sillage de cette découverte. La thérapie cellulaire par transfert adoptif consiste à  prélever les lymphocytes T d’un patient à partir d’échantillons de sa tumeur, de sélectionner les plus efficaces, de les cultiver en laboratoire et de les lui réinjecter. Une autre approche de ces thérapies cellulaires consiste à réinjecter les lymphocytes T du patient, mais après les avoir génétiquement modifiés (traitement par CAR-T). Ces stratégies de thérapie cellulaire montrent une efficacité sur des « tumeurs liquides » (cancers du sang et du système lymphatique), mais peu sur les tumeurs solides.

Différents types de vaccins thérapeutiques sont aussi en développement ou en cours d’essais cliniques. Enfin, la virothérapie, qui consiste à utiliser des virus modifiés pour attaquer de façon ciblée les cellules tumorales est, elle aussi, l’objet de recherches.

Une adaptation des pratiques oncologiques

Si l’immunothérapie fait rapidement évoluer la prise en charge de nombreux cancers (mélanome, poumon, rein, vessie…), des études en cours tentent de comprendre pourquoi seuls 20% à 40% des patients (ou 10% à 50% selon d’autres sources) répondent à ce type de traitement. On peut en donner plusieurs explications : une tumeur n’est pas homogène mais se compose, en réalité, « de plusieurs types de cellules en constante évolution », ce qui provoque des résistances aux traitements ; le nombre de checkpoints à identifier est important (environ une cinquantaine), et ils ne sont pas toujours « stables dans le temps », ce qui rend compliqué leur identification (aujourd’hui, à chaque fois qu’un checkpoint est identifié, un anticorps pour le neutraliser est créé) ; enfin, une équipe de recherche a récemment mis en évidence l’absence, chez certains patients atteints d’un cancer, d’une molécule spécifique (CD226) indispensable au bon fonctionnement des traitements immunothérapeutiques.

— En chiffres —

L’analyse de 19 études internationales menées sur 11 640 patients atteints par différents types de cancers montre que 25 % de ceux traités par immunothérapie ont présenté une «réponse durable», contre seulement 11 % chez ceux qui ont reçu une autre famille de traitements (chimiothérapie ou thérapie ciblée).

Source : INSERM.

 

Globalement, la qualité de vie des patients traité par immunothérapie est meilleure que celle des patients exposés à la chimiothérapie. Mais une immunothérapie provoque aussi des effets secondaires. Les effets secondaires les plus fréquents touchent la peau ou l’appareil digestif et restent, la plupart du temps, légers et réversibles. Mais il arrive que des lymphocytes, censés agir uniquement sur les cellules cancéreuses, s’en prennent aussi à des tissus sains et créent des réactions auto-immunes (sclérose en plaques, diabète ou lupus). Il existe des cas de toxicités inédites (cardiaques et neurologiques), qui se déclarent parfois plus d’un an après l’arrêt du traitement, voire de réponses atypiques, comme une hyperprogression tumorale, qui nécessitent l’arrêt du traitement. Un traitement par CAR-T n’est pas anodin : « il se complique dans 10 à 20 % des cas par ce qu’on appelle un syndrome de relargage cytokinique sévère (ressemblant à une infection grave) ou par des troubles neurologiques ».

Ces effets indésirables graves sont rares. Mais ils imposent une surveillance clinique et biologique qui diffère de celle de la chimiothérapie. En cas d’immunothérapie, une attention particulière est maintenue pendant plusieurs mois, même si la tolérance initiale a été bonne. Les médecins insistent sur la prévention et sur la nécessité d’informer tous les soignants participant au parcours de soin d’un patient sous immunothérapie, de la spécificité de sa prise en charge, de l’importance de réagir rapidement à tout symptôme nouveau, et de la nécessité d’identifier des spécialistes qui pourront aider à réaliser un diagnostique urgent en cas de survenue de troubles rares.

L’immunothérapie n’est pas efficace chez tous les patients, pour tous les types de cancers, et restent extrêmement onéreuse. Elle n’est pour le moment envisagée qu’en complément des approches thérapeutiques classiques. Mais « nous sommes au début d’une nouvelle histoire de la cancérologie », explique l’immunologiste et cancérologue Wolf Hervé Fridman. « Bien sûr, il y a encore beaucoup de patients qui ne répondent pas, bien sûr, les mécanismes fins ne sont pas connus complètement, bien sûr, il y a des résistances primaires et secondaires.(Mais) il est désormais clair que toute thérapeutique efficace du cancer est une immunothérapie ! La chimiothérapie, les thérapies ciblées, la radiothérapie, ont donc un nouvel avenir grâce à l’immunothérapie ».

Texte : ©  J.-C. Moine / Ethnomedia
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